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L’exposition « Otto Dix - le Retable d’Issenheim » présentée actuellement au musée Unterlinden met en lumière des aspects méconnus de l’oeuvre picturale d’Otto Dix et contribue à la reconnaissance de l’importance d’un artiste injustement ignoré en France. La période artistique du peintre exposée n’étant pas la plus valorisée, un long travail de recherche et de pistage fut nécessaire pour retrouver la trace de certaines œuvres. Procédure originale, un appel à oeuvres fut passé par voie de presse afin de retrouver sept tableaux d’Otto Dix dont il ne subsistait que des images. Fortement relayé, tant à un échelon national qu’à un échelon régional, cet appel fut couronné de succès et ce sont finalement des articles parus dans Télérama et L’Alsace qui permirent de retrouver la trace de deux tableaux, La Sorcière peint en 1930 et L’Orage au Mont des Géants peint en 1942.
gauche : DIX Otto, L'orage au mont des géants, 1942, technique mixte, collection Sander
droite : DIX Otto, La sorcière, 1932, collection particulière
En éclairant l’influence du retable de Grünewald sur l’oeuvre d’Otto Dix, Frédérique Goerig- Hergott, commissaire de l’exposition et conservatrice en chef, fait entrer son exposition en parfaite résonance avec l’âme du Musée Unterlinden. Présentant une surface d’exposition de 7800m2, le musée est partagé entre l’architecture médiévale d’un cloître et celle contemporaine d’une extension réalisée en 2015 par les architectes bâlois Herzog & De Meuron. Ses collections couvrent une période allant de la Préhistoire à l’art contemporain, riches tant en objets d’arts qu’en peintures et en sculptures, ce qui contribue à en faire un des musées les plus visités de province.
Chef-d’oeuvre du gothique tardif peint par Matthias Grünewald, le Retable d’Issenheim est une des pièces maîtresses de la collection du musée colmarien. Composé de onze panneaux peints et articulés autour d’une caisse centrale comportant des sculptures, le retable d’Issenheim illustre la vie de Jésus et celle de saint Antoine. Il suscita un grand intérêt parmi les peintres allemands de la fin du 19ème siècle et s’imposa au début du 20ème comme une référence absolue de l’art germanique. Lorsqu’il est transporté de Colmar à Munich pour y être restauré et exposé en 1917 (l’Alsace étant encore annexée à l’Allemagne), le retable rencontre un intérêt tel que la presse écrira « On coupa un morceau de l’Allemagne, le plus noble de tous : [...] Grünewald.» lors de son retour à Colmar, l’Alsace étant redevenue française en 1919.
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Otto Dix au front : l’expérience de la guerre
Lors de la 1ère Guerre Mondiale, Otto Dix se rends volontairement au front. Il éprouve le besoin de ressentir la souffrance dans sa chair, de voir ses camarades tomber autour de lui, de faire l’expérience de l’horreur. Otto Dix ne peint pas ce qu’il ne connait pas : pour représenter les atrocités de la guerre, il lui faut les avoir vécues. Alors que d’autres artistes de son temps concevaient la guerre comme une opportunité de se débarrasser de la classe bourgeoise wilhelminienne pour faire prendre à la société un nouveau départ, Otto Dix la voyait surtout comme une affirmation totale de son être par l’expérimentation de la souffrance et de l’horreur. A la suite de Nietzsche, Otto Dix croit en l’idée qu’une élévation de l’homme est rendue possible par sa mise à l’épreuve, une expérience nécessaire à l’affirmation totale de la vie.
Souvent récupérées à tort par les pacifistes pour leur dimension horrifique, les représentations de scènes de guerre par Otto Dix reprennent largement la composition du retable d’Issenheim.
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Le triptyque de « La Guerre » est ainsi caractéristique de cette influence. Comme l’oeuvre de Grünewald, ce triptyque est conçu comme un cycle qui illustre l’élévation de l’homme, le passage de la souffrance à la délivrance par un découpage emprunté à l’iconographie de la Passion.
Le triptyque démarre sur le panneau de gauche qui représente le départ des soldats à la guerre, pendant du portement de croix. La scène est alors décrite la même année par l’écrivain Erich Maria Remarque dans son livre A l’Ouest rien de nouveau (1929) : « Ils se forment en colonne. La colonne marche tout droit devant elle. Les silhouettes se confondent et leur masse constitue une sorte de coin ; on ne reconnait plus les individus ; ce n’est qu’un coin sombre allant lentement de l’avant, complété bizarrement par les têtes et les fusils qui semblent sortir, en nageant, de l’étang de brouillard. »
Le cycle se poursuit sur le panneau central par une représentation de la souffrance des soldats durant le jour, avatar de la crucifixion. Les jambes criblées de balles du cadavre sur la droite du panneau rappellent la chair mortifiée par la flagellation du Christ de Grünewald. De même, le soldat empallé au centre confère au panneau une axialité similaire celle que présente le motif du Christ en croix. En pointant son doigt sur cette scène d’horreur, ce martyr de la guerre fait écho au geste de Saint Jean le Baptiste, à droite du Christ sur la panneau de la Crucifixion du retable, qui désigne le Christ en disant : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue », annonçant par là l’avènement de la loi nouvelle.
Le panneau de droite se situe au crépuscule et montre un groupe de survivants, un soldat (aux traits d’Otto Dix) en portant un autre. Cette scène évoque la descente de croix, la fin du supplice et la proximité du repos. Le tronc d’arbre derrière le groupe n’est pas anodin et rappelle bien évidemment la croix. S’identifiant lui-même à Saint Antoine (figurant sur le panneau de droite du retable d’Issenheim), Otto Dix a représenté sur cette scène plusieurs éléments de l’iconographie du saint dans ses mises à l’épreuve. On retrouve ainsi l’agression de saint Antoine et sa résistance victorieuse aux démons dans la représentation de soldats s’extirpant difficilement mais vivants du champ de bataille. Le panneau du bas, en dépeignant les morts ayant trouvé le repos, reprends le thème de la mise au tombeau et corresponds à la nuit.
De l’aube à la nuit, ce cycle tout nietzschéen où la mort finit par engendrer la vie assimile la guerre à l’expérience de la Passion : douloureuse, mortelle, mais salvatrice.
Un artiste sous le National-socialisme
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Déclaré artiste dégénéré suite à sa période dada et expressionniste, Otto Dix est démis de ses fonctions de professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde et subit une disgrâce empêchant sa reconnaissance officielle alors qu’il avait justement atteint la maturité artistique (près de 260 de ses oeuvres seront retirées des musées allemands). Il répondra à cet épisode ressenti comme une profonde injustice par les Sept Péchés capitaux, une oeuvre peinte réalisée en 1933. Il y représentera notamment l’Envie sous les traits d’un petit enfant portant un masque à l’effigie de Hitler et affecté d’un strabisme (l’Envie regarde partout car elle convoite tout). Peintre authentique et audacieux, Otto Dix ne faitaucune concession à ce qui ne correspond pas à l’idée qu’il se fait de son art. Chauvin sans être nationaliste, il refuse l’exil et déclare ne pouvoir peindre qu’en Allemagne. De par sa formation, ses lectures, son enracinement dans l’austère Etat de Thüringen, Otto Dix est profondément habité par une âme germanique et ne représente jamais que des soldats allemands sur ses toiles. Ne se sentant pas concerné par les préoccupations du national- socialisme, il vivra son inscription forcée au Volkssturm comme une humiliation et ne sera pas mécontent d’être rapidement fait prisonnier. Reconnu par le Commandant du camp de Colmar-Logelbach où il est détenu, il bénéficiera d’un régime de faveur. Il lui sera demandé de réaliser plusieurs oeuvres d’intérêt public telles que des portraits de Charles de Gaulle et des oeuvres religieuses orner des églises. Le triptyque de la Madone aux barbelés a ainsi été commandé à Otto Dix pour orner une église mais n’y est jamais arrivé, le commandant du camp ayant préféré la réserver à son usage personnel. Ses descendants la vendront aux enchères avant qu’elle ne soit rachetée par le Sénat allemand. Aujourd’hui déposée par son propriétaire institutionnel dans la Maria Frieden Kirche de Berlin, l’arrivée de la Madone aux barbelés en France en vue de cette exposition a été très attendue. Véritable oeuvre de dévotion faisant l’objet d’une célébration tous les jeudis, l’archevêché berlinois a été très réticent à un éventuel prêt de l’oeuvre et il aura fallu plus d’une année de négociations et trois aller-retours à Berlin à Frédérique Goerig-Hergott pour obtenir de pouvoir l’exposer.
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Otto Dix et le sacré
Au dire d’Otto Dix, la Bible est « un livre d’histoires », un formidable puit de sujets susceptibles de l’inspirer. Lui-même issu d’un milieu protestant, Otto Dix n’est ni un croyant convaincu ni un artiste religieux à proprement parler. Si le thème religieux occupe une place importante dans son oeuvre, c’est d’abord pour sa clarté iconographique qui permet de transmettre des messages aisément compréhensibles. C’est en effet un moyen de se faire comprendre dans un contexte de liberté d’expression bridée. Tantôt en transposant par analogie sa situation à celle d’une figure sacrée (il dira ainsi de la Passion du Christ : « C’était pire qu’à la guerre. Il était seul. C’est seul qu’il a dû subir toutes les épreuves. Personne ne l’a aidé. Personne n’était auprès de lui. Tout le monde l’a abandonné. », révélant qu’il concevait le Christ comme étant dans une situation similaire à la sienne), tantôt en convoquant un concept biblique, Otto Dix se sert du langage religieux pour exprimer sa condition de peintre, de marginal et de martyr sous le national-socialisme.
Gauche : Otto Dix, Tentation de Saint Antoine, 1937, technique mixte sur bois, Zeppelin Museum, Friedrichshafen
Droite : Otto Dix, Tentation de Saint Antoine II, 1940, technique mixte sur panneau, 40 x 32 cm, Collection particulière
En réalisant plusieurs versions de la tentation de saint Antoine - dont la représentation des Sept péchés capitaux évoquée plus haut est déjà une variante - entre 1933 et 1944, Otto Dix s’identifie largement à la mise à l’épreuve d’une foi, transposant celle-ci à la remise en question de ses convictions artistiques. De même, il n’est pas anodin qu’il représente saint Jean à Patmos en 1941
: comme l’ermite contraint à l’exil, Otto Dix doit quitter Dresde pour s’installer avec sa famille au bord du lac de Constance.
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Saint Christophe est également particulièrement présent dans la peinture d’Otto Dix à cette époque. D’après la légende, saint Christophe fit passer le Christ enfant d’une rive à l’autre d’un fleuve en le portant sur ses épaules. Plus il avançait, plus le fleuve devenait tumultueux et l’enfant lourd sur son dos. S’étonnant du poids du Christ en atteignant la rive, l’enfant lui répondit alors que le saint avait porté sur ses épaules le poids du monde et le poids de celui qui l’avait créé. Là encore, l’analogie avec la situation d’Otto Dix est frappante. Fidèle à l’idée qu’il se fait de son art, Otto Dix traverse une période difficile et défends une peinture à contre- courant des dogmes imposés par le pouvoir nazi. Constant dans son soucis de représenter les victimes de la société, Otto Dix s’était déjà employé à les associer à l’iconographie religieuse pour les ennoblir et en faire des martyrs modernes sous la République de Weimar.
Catherine Wermester soulignait déjà en 1992 la similitude entre Le Marchand d’allumettes I d’Otto Dix et le panneau de la Crucifixion de Grünewald. Dans la peinture d’Otto Dix rien n’est gratuit : si le croisillon de bois de la porte rappelle le motif d’une croix, ce n’est pas un hasard. Par ailleurs, Catherine Wermester tint en 2011 une conférence au Musée du Luxembourg où elle développa, dans une démarche similaire à celle de l’exposition Otto Dix - Le retable d’Issenheim, la filiation entre le peintre allemand et le maître ancien Lucas Cranach.
Gauche : Otto Dix, Streichhoizhändler I (Le marchand d'allumette I), 141,5 x 165 cm, 1920, Stadtgalerie, Stuttgart
Droite : Otto Dix, Job, 1946, huile et tempera sur toile, 120 x 81 cm, Kunstammlung Gera / Otto-Dix-Haus
Lorsqu’il peint Job en 1946, Otto Dix livre au sortir de la guerre une oeuvre citant très fidèlement la Bible qui lui permet une nouvelle analogie avec l’Allemagne de l’après- guerre. Soumis par Satan à plusieurs épreuves, Job va progressivement perdre ses biens, ses enfants et souffrir de la maladie (il se gratte ici avec un tesson pour essayer de soulager sa douleur), sans jamais renier sa foi. Comme les victimes du régime nazi, Job fait l’expérience d’un châtiment pour une faute qu’il n’a pas commise et dont il sortira grandi. Dix inscrit son oeuvre dans un mouvement de balancier passant de l’horreur et de la souffrance à la rédemption et l’élévation, reprenant le même rythme que celui qui structure le retable d’Issenheim.
En proposant un parcours cheminant autour de 110 oeuvres, l’exposition Otto Dix - Le retable d’Issenheim permet une redécouverte impressionnante de la peinture de l’artiste. Cette redécouverte est d’autant plus éclairante qu’elle passe par la démonstration d’une filiation entre un maître ancien et un peintre du 20ème siècle, rappelant que l’histoire de l’art ne saurait se réduire au cloisonnement de styles et de périodes soi-disant homogènes et distinctes. En présentant une lecture de l’oeuvre de Dix par ce prisme audacieux plutôt que par ceux plus convenus du vérisme, de dada ou de l’expressionnisme tardif de l’artiste, l’exposition encourage une réflexion innovante et stimulante. Le très riche catalogue de l’exposition, proposant notamment de longs extraits d’entretiens avec Otto Dix, complète efficacement un parcours énergique et cohérent qui ne perds jamais le visiteur. Au terme d’un travail de longue haleine sur la correspondance de l’artiste, sur des témoignages locaux et sur différentes archives, Frédérique Goerig-Hergott présente un accrochage d’oeuvres rares qui contribue à la diffusion et à la reconnaissance de la production artistique d’Otto Dix en France.
POUR ALLER PLUS LOIN :
L’excellent catalogue de l’exposition :
- Otto Dix - Le retable d’Issenheim, sous la direction de Frédérique Goerig-Hergott, Coédition Editions Hazan/Musée Unterlinden de Colmar, 2016.
Sur Otto Dix :
- Fritz Löffler,Otto Dix. Leben und Werk, Dresde, 1977
Sur l’influence des maîtres anciens sur la peinture et la technique d’Otto Dix :
- Conférence de Catherine Wermester, Lucas Cranach au XXe siècle : l’exemple d’Otto Dix, Musée du Luxembourg, avril 2011 (accessible en ligne :http://www.grandpalais.fr/fr/article/ cranach-et-son-temps-les-conferences)
- Otto Dix,Comment je peins un tableau : deux leçons de peinture, traduction de l’anglais et présentation de Catherine Wermester, Paris, INHA/Ophrys, 2011.
Sur le Retable d’Issenheim :
- Pantxika de Paepe et Magali Haas, Le Retable d'Issenheim : Le chef-d'oeuvre du musée
Unterlinden, Editions ArtLys, 2015
Sur le musée Unterlinden et sa collection :
- Pantxika de Paepe, Benoît Delcourte, Suzanne Plouin,Musée Unterlinden : Guide des collections, Editions ArtLys, 2015
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Baptiste Roelly
Etudiant en 3ème année de double-licence de droit et histoire de l'art.
Fasciné par la question du sacré dans l'art, la peinture de Balthus et les livres anciens, je suis chargé de la relecture et de la correction des articles.
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